24
Loin des siens

La pauvre Ernestine eut besoin de sept semaines – une éternité – pour se remettre totalement de son accouchement, mais elle ne parvenait pas à faire son deuil. La petite fille avait rendu l’âme quinze jours après Noël, probablement tuée par la bêtise de celles qui en prenaient soin. Je ne pouvais m’empêcher d’éprouver de la colère et d’en vouloir à ces femmes qui croyaient bien faire et qui ne réussissaient souvent qu’à semer la désolation. Mon jugement pouvait sembler catégorique compte tenu du contexte et de l’époque, mais j’étais incapable de faire autrement. Probablement parce que je sentais la fin de ma propre grossesse se rapprocher inexorablement et que j’imaginais déjà ce que serait mon calvaire si je n’avais pas encore quitté cette époque. Et comme j’étais toujours privée du moindre pouvoir magique, il ne me restait plus qu’à espérer un miracle…

Février s’était installé depuis quelques jours. La neige ne cessait de s’amonceler en un épais tapis, rendant toute sortie à l’extérieur périlleuse. Mon humeur se ressentait chaque jour un peu plus de ce confinement obligé et de la pénombre permanente qui régnait dans la cabane éclairée aux chandelles. Mais il n’y avait pas que les intempéries qui influaient sur mon humeur ; depuis deux semaines, Agnès était malade. La petite avait attrapé une mauvaise grippe qui perdurait.

Les épisodes de fièvre alternaient avec quelques jours de repos et l’enfant ne parvenait jamais à remonter la pente. Elle toussait sans cesse et sa respiration sifflante inquiétait ses parents autant que moi-même. Marie en ayant plein les bras avec Arthur, je veillais Agnès toute la nuit, appliquant des compresses d’eau froide sur son front brûlant et lui parlant doucement pour l’inciter à se battre. Mes mots et mon dévouement représentaient les seules véritables armes que je possédais face à la maladie. Dans cette colonie de Nouvelle-France, point de médicaments ultramodernes ni d’antibiotiques, que des bonnes volontés et des remèdes naturels…

Ces nuits intenses me rappelaient douloureusement une autre époque de ma vie, celle où je désespérais en voyant ma fille se diriger lentement vers la mort. C’est pourquoi je m’étais juré, dès qu’Agnès s’était retrouvée alitée, de ne pas voir partir une autre enfant, dussé-je me priver de sommeil pendant des semaines. Force m’était également d’avouer que je préférais dormir très peu.

L’horreur de mes nuits n’avait eu de cesse d’augmenter depuis mon arrivée à Château-Richer. J’avais beau me creuser la cervelle, je ne trouvais toujours pas de solution. Les cauchemars s’étaient peaufinés au fil du temps, ressassant ce qu’ils avaient de plus terrifiant et de plus morbide, en plus de faire quelques ajouts inquiétants. J’avais ainsi fait la connaissance onirique des élémentaux de l’air, de l’eau et du feu, vu un ou deux dragons dont la taille dépassait celle d’un immeuble de plusieurs étages, aperçu ce qui ressemblait à des demi-hommes, mais dans le sens de la longueur – j’espérais me tromper – et des femmes aux mains griffues. Le sire de Canac et son immonde sorcière me faisaient aussi fréquemment l’honneur d’une désagréable vision.

* *

*

Pendant la première semaine suivant le départ de la Fille de Lune, Roderick avait prononcé à quelques reprises la terrible formule lui permettant, à l’aide du jais qu’il portait à son cou, de communiquer ses souvenirs à Naïla. Chaque fois, il lui avait transmis des images de son passé. Conscient que le temps sur Brume ne se déroulait pas en parallèle avec celui de la Terre des Anciens, il avait eu recours à une nouvelle formule pour s’assurer que jamais la jeune femme ne puisse dormir en paix.

Plusieurs années auparavant, il n’aurait pourtant jamais cru que la vie lui ferait pareil cadeau. À l’époque, il rageait parce qu’Andréa n’était pas revenue de Brume avec le pendentif propre à la lignée des Filles de Lune maudites, mais avec une copie. Elle avait laissé l’original, il le savait aujourd’hui, pour que sa fille puisse le porter si elle traversait. Pendant trop longtemps, Roderick n’avait donc pu profiter du fait qu’il avait ensorcelé l’inestimable collier, lors de son passage sur Bronan, se gardant ainsi un certain pouvoir sur la femme qui lui enlevait ses précieux jumeaux Ybis. Quelques mois auparavant, alors que le pendentif de la lignée maudite s’était retrouvé au cou de Naïla, Roderick s’était empressé de partager avec elle une partie de son formidable passé. Il avait continué, à intervalles plus ou moins réguliers, jusqu’à ce qu’elle vienne sur la Terre des Anciens puis traverse à nouveau vers Brume. À ce moment, il était devenu plus assidu. S’il n’avait pu torturer la mère, il prenait au moins sa revanche avec la fille. Sensation de pur plaisir…

* *

*

Assise au chevet d’Agnès, je regardais distraitement le bois se consumer dans l’âtre. Marie préparait des pâtés avec les lièvres que nous avions rapportés la veille et n’avait besoin d’aucune aide. Je soupirai, cherchant un moyen d’occuper mon esprit pour éviter qu’il ne s’égare. J’avais passé une très mauvaise nuit, rêvant non seulement à Alix gravement blessé, mais également aux funérailles de la fillette qui somnolait à mes côtés. Je m’étais réveillée en pleurs, convaincue d’attirer le malheur sur ceux que j’aimais.

Je faisais rouler l’obsidienne de mon pendentif entre deux doigts lorsque Marie émit un commentaire qui me fit sursauter.

— Tu sais que ce pendentif t’a évité quantité d’ennuis depuis que tu es ici ?

Je fronçai les sourcils, attendant qu’elle poursuive.

— À cause du jais…

Elle laissa sa phrase en suspens, guettant ma réaction. Il me fallut un peu de temps avant de comprendre ce qu’elle sous-entendait.

— Les gens me prennent pour une sorcière ? m’exclamai-je, incrédule. Mais pourquoi ?

Je ne voyais pas ce qui pouvait nourrir leurs soupçons puisque j’avais veillé à ne pas étaler mes connaissances. Au pire, j’avais eu quelques réactions étranges, comme lors de l’accouchement d’Ernestine, mais sans plus. Du moins, c’est ce que je croyais.

— Tu es différente de nous tous, Naïla, et ce, à bien des égards. Ta façon de parler, tes connaissances générales et ton besoin vital de propreté sont des sujets de discussions animées. Tu sais lire et écrire, fait rare pour une paysanne, tu connaissais le fonctionnement des marées du fleuve dès ton arrivée, tu sais comment pêcher sur la glace, prendre les lièvres au collet et utiliser des raquettes sans qu’on t’explique quoi que ce soit et, pourtant, tu as davantage les manières d’une femme de haut rang que d’une roturière. Et il n’y a que toi, à des lieues à la ronde, qui nettoie une blessure à l’alcool avant de la panser et qui s’obstine à découvrir un malade qui fait de la fièvre. Pas étonnant que les gens refusent de croire que tu es une simple paysanne…

Jamais je n’avais vu dans ces gestes quoi que ce soit qui puisse trahir ce que j’étais.

— Les gens ont cessé d’imaginer que tu étais une sorcière quand ils ont remarqué le jais à ton cou, puisqu’il est censé brûler la peau des sorcières, mais ils n’en ont pas moins continué de penser que tu étais différente. Comme ils ne savent pas ce que tu es exactement et s’ils doivent te craindre, ils se tiennent à distance respectable. J’ignore combien de temps ça durera, par contre…

« Probablement pas plus loin que le printemps, me dis-je, quand les communications avec Québec deviendront plus faciles et que mes agissements étranges pourront être rapportés aux autorités compétentes. »

Marie retourna à la confection de ses pâtés, visiblement embarrassée par ses confidences. Je m’apprêtais à lui demander ce qui risquait de m’arriver, lorsque ce fut l’illumination.

La nuit suivante, je dormis comme un loir pour la première fois depuis mon arrivée en plein dix-septième siècle, même si je me levai plusieurs fois pour Agnès. J’avais enlevé le pendentif que je portais en permanence depuis plus de huit mois. J’avais enfin compris ce que la vieille Indienne voulait dire en mentionnant que je portais la solution à mon problème. Je m’étais souvenue d’avoir lu, dans l’un des volumes du grenier de Tatie, que les pierres de lune favorisaient les rêves prémonitoires et le jais, la communication avec les disparus. Je glissai le collier à mon cou dès mon réveil le lendemain, question de ne pas le laisser derrière advenant un pépin. Il va sans dire que je n’oublierais certainement pas de l’enlever à chaque lever de lune…

* *

*

Mars arriva, mais le soleil tardait encore à se montrer le bout du nez pour faire fondre les gigantesques accumulations de neige, nous redonnant goût à la vie. Mon ventre s’arrondissait sans cesse. Sept semaines au plus me séparaient maintenant du jour fatidique et je ne savais plus que penser. Déjà que mon statut dans ce pays était incertain, je me demandais bien ce qui allait se passer s’il fallait que les enfants soient aussi étranges et dangereux que Mélijna et Wandéline l’avaient prédit… Ma vie me paraissait tellement irréelle. Et dire qu’il y a moins d’un an, j’étais chez moi, en Estrie, m’interrogeant sur ce que j’allais devenir après la mort de ma fille et de mon mari, croyant que la vie ne pourrait pas être plus cruelle envers moi qu’elle ne l’était déjà.

Agnès, qui ne se remettait toujours pas, dormait par intermittence, son sommeil troublé par de violentes quintes de toux. Tout près, Marie et moi étions affairées à nettoyer les poissons péchés sur la glace la veille. Comme il n’y aurait jamais de moment propice pour parler de ma situation, je choisis de le faire maintenant. Une idée mijotant dans mon esprit depuis quelque temps déjà, je l’exposai :

— Dis, Marie, tu crois qu’Ernestine aimerait adopter un enfant ? Étant donné qu’elle a perdu le sien et qu’elle risque de ne jamais pouvoir en avoir un autre…

C’était probablement ma seule chance de trouver un foyer pour mes enfants à naître, à condition qu’ils ne soient pas trop bizarres. Il était hors de question que je retourne sur la Terre des Anciens les bras chargés de nouveau-nés…

Marie fronça les sourcils, puis ses yeux descendirent vers mon ventre. Elle devint alors songeuse.

— Pourquoi désires-tu abandonner ton enfant, Naïla ? demanda-t-elle quelques instants plus tard.

Je passai la langue sur mes lèvres sèches.

— Parce qu’il m’est impossible de retourner là d’où je suis venue avec un enfant.

Oubliant un instant la question du bébé, elle s’exclama :

— Tu veux partir ? Mais pour où ? Tu as toujours dit que tu n’avais plus de famille dans ce pays. Que feras-tu ? Il n’y a guère de place pour les femmes ici si ce n’est aux côtés d’un mari…

Je réalisai bêtement que cette discussion nous conduisait droit dans un cul-de-sac encore une fois et je n’y pouvais rien. Le sujet serait une éternelle impasse. L’ayant vraisemblablement compris, Marie se reprit :

— Je vais en parler à Ernestine. Je suis à peu près certaine qu’elle acceptera, même si elle ne t’aime pas. Elle sait très bien qu’elle risque de ne jamais être mère…

Elle fit une courte pause, avant d’ajouter :

— Je ne peux m’empêcher de m’inquiéter pour toi, Naïla. J’ai l’impression que tu courras un grand danger dès que tu quitteras notre demeure…

Je me gardai bien de lui dire qu’elle avait parfaitement raison. Je ne pouvais partager mes démons avec personne…

 

Le talisman de Maxandre
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